Thème :

S’émerveiller est-ce s’illusionner   ?

Qu’est-ce que s’émerveiller et qu’est-ce que s’illusionner ?

S’émerveiller : Éprouver un sentiment d’admiration pour quelque chose, quelqu’un

Qu’est-ce qui vous émerveille ? Le printemps, la nature qui s’éveille, les bourgeons, les pieds et les mains d’un bébé, les ongles faits quand il nait, les relations, l’amitié, la nouveauté, la littérature.

Il y a un lien entre émerveillement, stupéfaction et étonnement.

L’émerveillement est une émotion qui fait du bien. L’émerveillement vient de nos cinq sens, cependant le langage peut aussi être source d’émerveillement. L’être humain est un être d’images, il se nourrit d’images et de représentations.

Dans la philosophie grecque, philosopher commençait par l’étonnement et l’émerveillement.

 

S’illusionner : se tromper sur quelque chose ou quelqu’un

Votre plus grande illusion ? Avoir cru que l’âge adulte allait durer tout le temps. Avoir cru que l’amour est chez les autres. Or il doit venir de nous. Avoir cru que l’amour règle tous les problèmes. Croire que si on travaille bien à l’école, si on est sage, on sera récompensé plus tard, notamment par un bon boulot. Avoir cru que l’amitié est éternelle, or les histoires d’amitié comme les histoires d’amour peuvent finir.

Kant a démontré qu’on n’avait pas accès au réel mais aux phénomènes. Nous ne connaissons jamais la chose en soi. Nous nous illusionnons donc si nous pensons connaitre le réel.

Le neuroscientifique Lionel Naccache a développé le concept de FIC’s : c’est-à-dire nos fictions, nos interprétations, nos croyances. On pourrait dire aussi nos filtres de perception (PNL), et nos biais cognitifs. 

 

S’émerveiller est-ce s’illusionner ? :

Le monde est-il tragique ? La vie des humains est tragique, c’est le constat de Bouddha. Il y a du tragique dans la vie, les souffrances de la pauvreté, de la guerre, de la maladie, de la vieillesse, etc…Bouddha a expérimenté l’extrême richesse, puis l’extrême pauvreté, et suite à ces deux expériences Bouddha a choisi la « Voie du milieu ».

Albert Camus : le suicide est le seul vrai sujet philosophique. La vie étant pleine d’épreuve, quel  en est donc le sens ? A la question, « est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue ? », Camus répond oui, par sa manière de vivre et en disant que si la vie n’a pas de sens, rien n’interdit d’en trouver un…

Quant à Cioran et Schopenhaueur, ils se vivaient comme sans illusion et n’étaient guère porté à l’émerveillement…

Malgré ces aspects tragiques, nous nous émerveillons bien souvent. Est-ce une erreur, une super illusion ?

 

Racontons une petite histoire : (source :https://urlr.me/q7zmY)

Rien n’est plus simple que de mesurer l’incroyable capacité d’émerveillement des humains. Il suffit d’observer un bébé âgé de quelques mois : tout le fascine, tout le captive. Tout l’enthousiasme. Son corps entier le dit, s’agite, il crie de joie ou de surprise à chaque découverte ou redécouverte. Il veut toucher, sentir, saisir, goûter l’insecte et la fleur, la barbe de son père et le jouet de sa soeur, le tissu des vêtements… Une trentaine d’années plus tard, le changement est saisissant : revêtu d’un costume-cravate ou d’un tailleur de circonstance, l’ex-bébé prend l’avion Strasbourg-Paris, tôt le matin, pour participer à une réunion importante. L’hôtesse de l’air lui sourit elle a d’extraordinaires yeux vert d’eau qu’il ne remarque pas. L’avion passe au-dessus des Vosges pendant que le jour se lève. Depuis le hublot, l’aube sur les montagnes est d’une beauté à couper le souffle. Personne ne la regarde. À part la femme du siège 4A, pourtant habituée au trajet, mais que le spectacle du lever du jour vu d’en haut bouleverse, chaque fois : fascinée, captivée. Émerveillée… « L’émerveillement est une faculté poétique qui se décide », assure le philosophe Bertrand Vergely. Il sait de quoi il parle : un jour qu’il venait de donner une conférence autour de la souffrance et de la mort, un ami lui a demandé : « Et la joie ? Et la vie ? » « Il avait raison. Je m’y suis mis immédiatement ! »

Bertrand Vergely raconte qu’en grandissant, nous échangeons peu à peu notre capacité d’émerveillement contre la capacité de comprendre, d’affronter, d’essayer de maîtriser le monde dans lequel nous avançons. En perdant de vue sa beauté, son mystère, sa magie. Et que, pour supporter l’âpreté et les rudesses inouïes de l’existence, nous choisissons l’idéalisme – « Une manière d’intellectualiser le rationnel, en réduisant la réalité à un concept » – ou le matérialisme – « Le contre-pied triste et tragique de l’idéalisme, qui dément toute explication intellectuelle ». En négligeant une troisième voie, qu’il définit comme un continent philosophique : l’émerveillement. Non pas la naïveté nue inhérente à l’enfance, ou le fait d’une « nature », d’un trait de caractère dont seraient dotées seulement la femme du siège 4A et une infime partie de la population, mais le choix délibéré, conscient, libre, de refuser l’aigreur, la dureté et la peur pour aborder le monde avec ouverture et gourmandise.

Le choix et la nécessité de l’émerveillement :

« S’émerveiller, c’est décider d’arrêter d’être inquiet et jouir de ce qui vient avec gratitude », résume Bertrand Vergely. Facile à dire, mais comment faire ? Cela reste un mystère. Édouard de Perrot, également spécialiste en neurosciences, suggère une clé : « À force d’intelligence, on peut perdre de vue son esprit. S’émerveiller, c’est accepter de ne pas tout comprendre. Et laisser les choses s’éclairer plutôt que vouloir les expliquer. » Le philosophe et le psychiatre s’accordent sur un autre point, majeur : l’épreuve, la difficulté, l’angoisse, ce sont elles qui nous privent de notre capacité d’émerveillement. Mais ce sont elles qui nous y ramènent, aussi. « L’émerveillement adulte est une expérience au coeur du coeur de l’humanité, poursuit Bertrand Vergely. C’est le plein derrière le vide ; encore faut-il accepter de passer par le vide… Les grands émerveillés sont des vivants formidables et font des indignés magnifiques, pourfendeurs de l’injustice. »

Être un humain émerveillé se choisit et s’apprend, résolument, avec plus ou moins de facilité en fonction des histoires et des individus.  « Le premier pas vers l’émerveillement, c’est l’émerveillement de soi-même, comme l’enfant qui découvre qu’il tient debout tout seul. Les neurosciences ne pourront jamais expliquer cette émotion-là », affirme le psychiatre. « S’émerveiller, c’est ouvrir ce qu’on croyait fermé », renchérit le philosophe. Et « accepter de se laisser toucher par la beauté, mystère absolu », concluent-ils.

L’émerveillement est une expérience authentique et sincère, qui prend vie dans le présent et rend heureux. C’est en quelque sorte un état de grâce, un moment d’extase, un moment de bonheur suspendu, une absolue connexion avec la source de notre émerveillement.
S’émerveiller c’est revenir à un niveau de conscience sensible du vécu par notre corps : vivre l’expérience qui se donne à vivre dans l’instant présent. C’est faire l’expérience sensorielle du monde. Se laisser happer par le mystère de quelque chose de plus grand que notre corps et notre mental. Être, avec un grand « E », dans l’instant présent. C’est vivre le mystère de la conscience. S’ouvrir à l’invisible.

S’émerveiller du quotidien c’est voir du nouveau dans l’ancien, le possible dans le déjà donné. C’est notre capacité à nous émerveiller qui transforme l’ordinaire en extra-ordinaire.  » Le soleil est nouveau chaque matin », disait Héraclite.

Bertrand Vergely : Trois choses m’ont conduit à écrire sur l’émerveillement. D’abord un héritage moral lié à ma famille. J’ai vécu dans un milieu familial très heureux qui adorait la culture et la vie. 

Par opposition, j’ai fait mes études dans un milieu intellectuel qui cultivait la révolte et le désespoir. J’ai été étonné de voir des intellectuels grassement payés par la République n’avoir aucune gratitude pour le monde heureux dans lequel ils avaient la chance de vivre.
Enfin, en enseignant, j’ai découvert combien l’enseignement et l’émerveillement sont liés, enseigner consistant à être un passeur d’enthousiasme en faisant s’ouvrir les yeux et les oreilles.

Mettez ces trois éléments bout à bout : vous avez la clef de mon engagement pour l’émerveillement. Une réaction face à l’ingratitude de mon milieu intellectuel. Une fidélité à un sens de la vie hérité de mon milieu familial. Enfin, un outil pratique dans le cadre de l’enseignement.

Nous avons tous des valeurs qui guident notre vie. Moi, je choisis celle de l’émerveillement.

Bertrand Vergely : Ce que montre très bien Bergson dans l’analyse qu’il consacre à la morale et à la religion, c’est qu’il faut fabuler,  et la religion qui parle du fabuleux ainsi que les mythes, les contes et les légendes, a raison de le faire.

Posons, sous prétexte de réalisme, que la vie est tragique parce que la mort existe et que les hommes sont méchants et bêtes. On est certes réaliste mais on plombe l’action ainsi que le lien avec la vie. Laissons à l’inverse la vie s’exprimer en nous. En pensant que la vie vaut la peine d’être vécue parce qu’il y a en elle un souffle créateur plus fort que le néant et la violence humaine, on donne envie de vivre. Bergson a vu qu’il est vital de s’émerveiller. Il y a dans la vie le fait inouï de l’existence qui va plus loin que tout. L’art en parle fort bien. S’émerveiller consiste à avoir la mémoire de ce fait inouï et à le laisser s’exprimer.

Méditation, contemplation, disponibilité, attention, mais aussi curiosité, sont autant de manières de vivre l’émerveillement. Toutes étant le contraire de la distraction. Car l’émerveillement n’est pas de l’ordre du divertissement, dont notre société déborde mais qui, à l’excès, trahit une volonté de se soustraire du réel. N’oublions pas que (se) divertir, c’est d’abord littéralement (se) détourner. Détourner le regard du sérieux de l’existence. Les sensations recherchées dans le divertissement n’ont donc rien à voir avec l’émerveillement. Elles relèvent d’une avidité pour la nouveauté qui ne désire pas tant chercher que posséder. Cette avidité ne permet pas de séjourner dans le réel et donc de prendre pleinement la responsabilité de ce qu’on y fait.

En tant qu’il est l’exacte contraire de l’indifférence, l’émerveillement est le double enthousiaste de l’indignation. Qui est encore capable de s’émerveiller est aussi encore capable de s’indigner, c’est-à-dire de s’étonner et de s’émouvoir que la dignité de la vie ne soit pas respectée. Autrement dit, l’émerveillement annonce toujours aussi l’éclosion de la conscience morale. Il y faut donc de la parole. C’est pourquoi, dans son Eloge de la philosophie, Maurice Merleau-Ponty dit dans une simplicité d’une infinie justesse : « Le philosophe est l’homme qui s’éveille et qui parle. »

Thaumazein : 

« Stupeur et émerveillement », à propos du thaumazein –  Article de Benoît Goetz

Source : https://journals.openedition.org/leportique/4148

Le thaumazein  est l’archè  (début ou premier principe du monde dans l’ancienne philosophie grecque) de la philosophie, on devient philosophe en éprouvant ce pathos, le s’étonner. L’étonnement suscité par le réel serait le sentiment déclencheur de l’attitude philosophique, notamment d’après Socrate (on parle alors souvent d’étonnement socratique), qui utilise pour désigner cette émotion le mot θαυμάζειν (thaumazein, qui signifie aussi émerveillement) Wikipédia   

Socrate dans le Théétète (155d) : « C’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement que tu éprouves. La philosophie, en effet, n’a pas d’autre origine »  https://urlr.me/1HGw3

Deux voies s’ouvrent ;

  • Ou bien l’étonnement ayant rendu sensible le non-savoir et l’ignorance, le philosophe va s’efforcer de le surmonter en édifiant une science, voire un savoir absolu.Ainsi l’étonnement n’aurait pour fonction que de révéler l’ignorance de celui qui ne savait pas encore qu’il ne savait rien et alors le travail philosophique pourrait commencer. Le philosophe va devenir « le maître de ceux qui savent ». Disons, rapidement, que c’est la voie aristotélicienne ou hégélienne.
  • Ou alors, autre voie, il s’agirait de se maintenir dans l’étonnement radical tout en pratiquant un philosopher dont la visée ne serait plus exclusivement le savoir, – mais quoi, alors ? Un savoir qui ne serait pas science ?

Si la philosophie naît de l’étonnement, elle ne saurait le surmonter, l’éliminer ni le dissoudre. L’étonnement est une expérience qu’on ne peut reproduire. On ne peut l’enseigner à ceux qui considèrent le « cela va de soi » comme une évidence première. On peut bien entendu leur mettre sous les yeux des phénomènes étonnants. Mais l’étonnement philosophique consiste au contraire à considérer le plus ordinaire dans son ensemble comme le plus étonnant.

Heidegger : « Dire que la philosophie naît de l’étonnement signifie : elle est essentiellement une chose prodigieuse et elle devient de plus en plus prodigieuse à mesure qu’elle devient ce qu’elle est »

Mais la philosophie elle-même n’est pas un prodige, le prodigieux est l’espace qu’elle ouvre dans ce monde ci, entre terre et ciel comme un arc en ciel

L’étonnement a lieu et ainsi se nuance. Le thaumazein n’est plus simplement un départ, mais une tonalité essentielle, une Stimmung (tonalité) qui accompagne et porte le philosopher en son entier. Alors même que le savoir est atteint, tout le savoir possible, et postérieurement à son acquisition, l’étonnement persiste. Un étonnement qui ne dépendrait aucunement du défaut de savoir, mais peut-être du caractère en fin de compte dérisoire de tout savoir.

À partir du thaumazein, il faut tout commencer à neuf sans qu’une direction soit même tracée. Une coupure salutaire qui dérange et contrarie la satisfaction som­nambulique des discours de savoir.

 

Eléments de conclusion : 

L’émerveillement, plus du côté du corps, du ressenti. L’illusion, plus du côté de l’esprit, de la connaissance

Faisons donc le choix de l’émerveillement qui est une façon de s’ouvrir au mystère, à l’invisible. François Cheng nous dit que c’est notre regard qui donne le sens de la splendeur de l’univers. « La splendeur de l’univers sans notre regard et notre cœur pour l’accueillir n’a aucun sens. »

L’émerveillement nous arrache au mental et se rapproche ainsi d’une méditation. C’est revenir à un niveau de conscience sensible, du vécu, par notre corps : vivre l’expérience qui se donne à vivre dans l’instant présent.

 

A la question posée par François Busnel : « Dans le monde actuel, comment faire pour garder intacte notre capacité d’émerveillement ? », Christian Bobin a répondu :

« Toujours ramener la vie à sa base, à ses nécessités premières : la faim, la soif, la poésie, l’attention au monde et aux gens.

Il est possible que le monde moderne soit une sorte d’entreprise anonyme de destruction de nos forces vitales sous le prétexte de les exalter. Il détruit notre capacité à être attentif, rêveur, lent, amoureux, notre capacité à faire des gestes gratuits, des gestes que nous ne comprenons pas.

Il est possible que ce monde moderne, que nous avons fait surgir et qui nous échappe de plus en plus, soit une sorte de machine de guerre impavide. Les livres, la poésie, certaines musiques peuvent nous ramener à nous-mêmes, nous redonner des forces pour lutter contre cette forme d’éparpillement.

La méditation, la simplicité, la vie ordinaire : voilà qui donne des forces pour résister.

Le grand mot est celui-là : résister. »

Les citations :

La lucidité est la blessure la plus proche du soleil. René Char

Socrate, expliquant, selon Platon, dans le Théétète : « Il est tout à fait d’un philosophe, ce sentiment, le s’émerveiller ; en effet il n’est d’autre commencement de la philosophie que celui-là. »

Les illusions sont à coup sûr des plaisirs coûteux ; mais la destruction des illusions est encore plus coûteuse. Nietzsche

Je préfère me débarrasser des faux enchantements pour pouvoir m’émerveiller des vrais miracles. Pierre Bourdieu

L’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction, sur la durée d’une vie, d’un état d’émerveillement et de sérénité. Glenn Gould

Bibliographie : 

Retour à l’émerveillement de Bertrand Vergely Un essai sur la nécessité de retrouver cette capacité propre aux enfants, qui permet de porter un regard neuf sur le monde et sur sa vie (Albin Michel, 2010).

 Petit Manuel d’émerveillement d’Érik Sablé L’émerveillement est aussi un chemin spirituel. L’auteur mêle ici réflexions personnelles et textes issus de différentes traditions : bouddhisme, soufisme, hassidisme… (Dervy, 2004).

 

 Michaël Edwards : De l’émerveillement

https://www.babelio.com/livres/Edwards-De-lemerveillement/178709

 « L’émerveillement est une des raisons d’être de la littérature, une des raisons pour lesquelles elle existe. La littérature invente, d’ailleurs, tout ce qu’elle touche. Elle ne met pas en phrases ou en vers un savoir acquis ; elle part à la recherche d’un savoir qui ne se sait pas encore, et elle constitue un mode de savoir qui n’appartient qu’à elle. »

 Avant d’écrire, on s’émerveille. En écrivant, on s’émerveille toujours. Sinon, ce n’est pas la peine de commencer. 

    Nous animons des Café Philo une fois par mois à Neuilly-Plaisance.

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