Thème :

Le temps libre est-il celui de la liberté   ?

Que le temps libre soit celui de la liberté, on peut le croire lorsqu’on n’a pas le temps, que l’on a un travail, une famille,  et qu’on fantasme sur les vacances, voire sur la retraite.

Dans « La Société de consommation » (1970)Jean Baudrillard (1929-2007) considère que notre manière d’être en vacances est analogue à notre façon de travailler. Nous désirons jouir de notre temps libre comme d’un objet précieux que l’on aurait bien mérité et qu’il faudrait « rentabiliser » au maximum.

Cet acharnement s’observe par exemple via ce qu’il appelle une « mobilité effarée », qui consiste à courir frénétiquement d’un lieu à l’autre, pour cocher un maximum de lieux à visiter sur notre guide. Tous ces mécanismes encouragent à évaluer les vacances comme un jugerait un travail réussi ou non.

Mais nous n’avons rien inventé. Marc-Aurèle (121-180) disait dans « Pensées pour moi-même, Livre IV, III »  : On se cherche des retraites à la campagne, sur les plages, dans les montagnes. Et toi-même, tu as coutume de désirer ardemment ces lieux d’isolement. Mais tout cela est de la plus vulgaire opinion, puisque tu peux, à l’heure que tu veux, te retirer en toi-même. Nulle part, en effet, l’homme ne trouve de plus tranquille et de plus calme retraite que dans son âme surtout s’il possède, en son for intérieur, ces notions [principes philosophiques] sur lesquelles il suffit de se pencher pour acquérir aussitôt une quiétude absolue, et par quiétude, je n’entends rien autre qu’un ordre parfait. Accorde-toi donc sans cesse cette retraite, et renouvelle-toi.

Et si le temps libre était genré ? Les femmes ont moins de temps libre, ayant toujours en charge plus de travail ménager que les hommes.

L’oisiveté reste mal vue. Ne rien faire ce n’était pas bien. Lire c’était perdre son temps. Est-ce toujours le cas ?

Aujourd’hui, on entend très souvent : « je n’ai pas le temps ».  Nous sur-occupons les enfants : il faut qu’ils aient toujours quelque chose à faire, du moins dans les milieux sociaux où cela est possible. On ne laisse plus de place à l’ennui, qui est pourtant source de créativité.

De quoi a-t-on peur si on ne fait rien ? De se retrouver face à soi-même ? Peur de la mort ? de la solitude ? du vide ?

Et si on arrêtait dans l’injonction de toujours faire quelque chose ? Et si on s’octroyait du temps libre dans une journée bien chargée et contrainte ? Se poser, s’ouvrir à ce qui nous entoure, la nature…c’est possible tous les jours. 

Le temps libre c’est de la liberté si on s’ouvre.

La liberté c’est quoi ?  la liberté d’être, la liberté de choix. 

 

 

Une courte histoire des vacances :

Source : Sciences Humaines, n°305, juillet 2018 » Nicolas Journet :

Vacances : Dans la Rome impériale, le reste des jours non travaillés était gouverné par les rites et les fêtes de la cité. Les maîtres d’école, eux, s’interrompaient longuement de juillet à octobre, selon un calendrier saisonnier qui, malgré quelques variations d’ampleur, est resté globalement le même jusqu’à nos jours en Europe.

Au Moyen Âge, après une période plutôt confuse, c’est l’université qui réinventera les vacances pour les étudiants, ramenées à un mois à la fin de l’été, et à une semaine à Noël et Pâques, religion oblige. Mais ce temps de congé était-il pour autant un moment de loisir et de repos ? Jusqu’à nouvel ordre, le vacationem tempore ne désigne rien de plus que la cessation des cours (et des activités des tribunaux, semble-t-il). Dans quel but ? L’historien Henri Boiraud écrit qu’il s’agit de se plier aux nécessités naturelles du climat d’une part, et aux «obligations laborieuses» (Histoire des congés et des vacances, Vrin, 1971) d’autre part. Beaucoup d’étudiants, jusqu’au 16e siècle au moins, avaient à gagner leur vie et payer leurs études, les maîtres à compléter leurs revenus, les écoliers, qui eux n’ont souvent que trois à quatre mois de cours d’hiver dans l’année, travaillent aux champs. Bref : la «vacance », ce n’est pas des «vacances ».

La recette des vacances modernes, celle que nous appliquons sans remords de nos jours, exige un second ingrédient : le respect dû aux loisirs. Or l’oisiveté, en régime chrétien, n’a pas bonne réputation, elle est même, au 14e siècle, stigmatisée par l’Église : si l’on n’étudie pas, on prie, et si l’on ne prie pas, on travaille à autre chose, on vaque à des affaires, on participe à la vie publique selon son rang. À cet égard, l’Occident chrétien a renié son passé : les citoyens romains, eux, savaient valoriser l’otium, les séjours champêtres et balnéaires, et les plus riches pratiquaient la villa de campagne, en Toscane ou en Campanie. À la fin de la République, il existait même, autour du golfe de Naples, des stations de vacances à Baïes, à Capoue, à Pompéi, dont Sénèque, il est vrai, dénigrait en l’an 64 la vulgarité des plaisirs qu’on y observe (Jean-Noël Robert, L’Empire des loisirs, Belles Lettres, 2011). C’était presque le Cap d’Agde, à l’en croire … Il faudra donc longtemps encore en Occident, et des circonstances favorables, pour qu’après la Révolution, le farniente retrouve quelques lettres de noblesse, et surtout de nouvelles raisons de l’estimer utile.

L’otium philosophicum :

Pierre Hadot (1922-2010) Eloge de la philosophie antique, 2003 :

Libéré de la pression du travail et des contraintes activistes, c’est peut-être une bonne occasion de revenir à l’essentiel, ce que les antiques désignaient sous le nom d’Otium Philosophicum. L’expression latine « otium philosophicum » avait le sens de temps libre, correspondant essentiellement à un état de recueillement, de calme, de contemplation transparente.  Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs classiques comprirent l’otium comme la contrepartie, saine et normale, de tout ce qui est activité, et même comme la condition nécessaire afin que l’action soit vraiment activité, non agitation, affairement (negotium), “ travail ”.

Le souci du destin individuel et du progrès spirituel, l’affirmation intransigeante de l’exigence morale, l’appel à la méditation, l’invitation à la recherche de cette paix intérieure que toutes les écoles, même celle des sceptiques, proposent comme fin à la philosophie, le sentiment du sérieux et de la grandeur de l’existence, voilà, me semble-t-il, ce qui dans la philosophie antique n’a jamais été dépassé et reste toujours vivant. Certains verront peut-être dans ces attitudes une conduite de fuite, une évasion, incompatible avec la conscience que nous devons avoir de la souffrance et de la misère humaines, et ils penseront que le philosophe se révèle ainsi comme irrémédiablement étranger au monde. Je répondrai simplement en citant ce beau texte de Georges Friedmann daté de 1942 [La Puissance et la sagesse], qui laisse entrevoir la possibilité de concilier le souci de la justice et l’effort spirituel, et qu’un stoïcien de l’Antiquité aurait pu écrire :

 » Prendre son vol chaque jour ! Au moins un moment qui peut être bref, pourvu qu’il soit intense. Chaque jour un  » exercice spirituel  » seul ou en compagnie d’un homme qui lui aussi veut s’améliorer… Sortir de la durée. S’efforcer de dépouiller tes propres passions… S’éterniser en se dépassant. Cet effort sur soi est nécessaire, cette ambition, juste. Nombreux sont ceux qui s’absorbent entièrement dans la politique militante, la préparation de la révolution sociale. Rares, très rares, ceux qui, pour préparer la révolution, veulent s’en rendre dignes.”

Eléments de conclusion : 

La liberté commence par connaitre les lois de la nature et de la vie : Quel est mon degré de liberté ? Social ? Biologique ? Quel est mon degré de déterminisme ?

Sur ce thème, il s’agissait plutôt de la liberté de choix. Puis-je choisir d’utiliser mon temps libéré des contraintes ? Ou ne vais-je pas céder à l’époque et essayer de cocher toutes les cases pour remplir mon temps d’activités à faire ou de lieux à visiter?

Le temps libre peut être synonyme de liberté si on ralentit et qu’on n’essaye pas d’optimiser son temps et ses vacances.

Laissons du temps à l’ouverture, à l’ennui (source de créativité) et à l’oisiveté. En ce sens, la méditation est une réponse à l’excitation fébrile de nos sociétés.

Nous sommes comme des mouches prises dans une toile d’araignée. Prendre du temps libre c’est comme couper le fil de la toile…

Le temps libre cela peut être de la liberté si on s’ouvre à l’inconnu, à l’imprévu.

Les citations :

Les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent. Spinoza

Le temps manque pour tout.  Balzac

 Mon passe-temps favori, c’est laisser passer le temps, avoir du temps, prendre son temps, perdre son temps, vivre à contretemps. Sagan

Ai-je bien utilisé mon temps ? Titus

Personne n’apprécie le temps à sa véritable valeur ; chacun en use avec lui sans retenue, comme s’il était presque gratuit. Sénèque

En tout vieux, il y a un jeune qui se demande ce qu’il s’est passé.

La plupart des gens ne veulent pas vraiment de liberté, parce que la liberté implique la responsabilité, et la plupart des gens ont peur de la responsabilité.  Freud

La vacance des grandes valeurs ne doit pas faire oublier la valeur des grandes vacances.

Bibliographie : 

Les clochards célestes, Jack Kérouac (1963)

C’est l’histoire de ces jeunes adultes marginaux de l’Amérique des années 1950, un peu « artistes », qui ne se retrouvent pas dans l’american way of life du « toujours plus de travail pour avoir une maison avec télé et famille ». Ils partent du constat que les travailleurs ne profitent pas de ce qu’ils ont amassés, tant l’abrutissement du travail les occupe sur le moment et les fatigue pour leur temps libre, les enfermant dans une prison d’obligations et de pensées, parfois dorée, ou parfois même pas.

Ces jeunes rêvent de liberté, même si elle est synonyme de moins de confort et de conformisme. Ils la cherchent d’abord dans leur tête, puis dans leur corps, l’un n’allant pas sans l’autre. Ils pratiquent la méditation pour la première, les voyages ou le vagabondage pour la seconde. Sensible à la poésie japonaise, qu’ils étudient, ils s’instruisent aussi de préceptes bouddhistes qu’ils adaptent et appliquent à leur vie, tentant d’atteindre le Nirvana.

 

Le droit à la paresse, Paul Lafargue (1883)

« Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie est l’amour du travail. »

 

La vie sans principe, Henry David Thoreau (1863)

 » Pouvoir regarder le soleil se lever ou se coucher chaque jour, afin de nous relier à un phénomène universel, préserverait notre santé pour toujours. »

« Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort d’être considéré comme un tire-au-flanc ; mais s’il passe toute sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre cette terre chauve avant l’heure, on le tiendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. »

« Ce serait merveilleux de voir l’humanité goûter pour une fois au temps libre. Ce n’est que travail, et travail encore. Je pense qu’il n’est rien, pas même le crime, de plus opposé à la poésie, à la philosophie, voire à la vie elle-même, que cette incessante activité »

 

Du bon usage de la lenteur, Pierre Sansot, Rivages poche/petite bibliothèque, 2000

« Un homme libre c’est un individu qui prend conscience des nécessités qui pèsent sur lui et qui tente de les contrarier, ou mieux de les utiliser pour s’épanouir. »

« La lenteur n’est pas la marque d’un esprit dépourvu d’agilité ou d’un tempérament flegmatique. Elle peut signifier que chacune de nos actions importe, que nous ne devons pas l’entreprendre à la hâte avec le souci de nous en débarrasser. »

 

Eloge de l’oisiveté -Sénèque

Afin de pallier une activité quotidienne trop intense, l’oisiveté permet de se retirer pour trouver dans la contemplation et la méditation une forme de bonheur.

Le traité est accompagné de cinq des Lettres à Lucilius sur la notion de l’oisiveté.

L’oisiveté (otium) n’était pas pour les Romains un vilain défaut mais, au contraire, le contrepoint nécessaire au negotium, à l’activité, celle des affaires courantes et extraordinaires, qui dilapident le temps et exacerbent les passions. Pour autant, pas question de « ne rien faire ». Pour le sage, être oisif, c’est choisir la retraite, l’exil intérieur et le repli sur l’activité méditative.

 

« Aliénation et accélération » Harmunt Rosa : Dans ce livre, Hartmut Rosa part du constat que l’impression de manquer de temps est un marqueur de la modernité tardive (1970 à nos jours). Il questionne le rythme sans cesse accru de nos vies modernes et les conséquences de ce nouveau rapport au temps. Sa thèse soutient que cette accélération sociale qui caractérise la modernité tardive engendre un nouveau rapport au monde et de nouvelles formes d’aliénation. https://www.dygest.co/hartmut-rosa/alienation-et-acceleration

 

L’art de l’oisiveté – Hermann Hesse :  Il propose un nouveau rapport à l’existence, une sorte de programme qu’il nomme « l’art de l’oisiveté » : un art du regard qui prône l’humour, le scepticisme, l’esprit critique, bref, la liberté de l’individu.

    Nous animons des Café Philo une fois par mois à Neuilly-Plaisance.

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