A-t-on parfois le droit de mentir ?
Depuis qu’ils réfléchissent, les humains ont dit qu’il ne fallait pas mentir : Platon, les stoïciens, Cicéron et Quintilien, les pères de l’église, Saint-Augustin, Kant, etc…
Le principe est simple. En pratique c’est plus difficile. Les philosophes ont donc mis de l’eau dans leur vin et ajouter que pragmatiquement dans certains cas il était permis de mentir.
Souvent le mensonge est défini par rapport à la vérité. Nous nous retrouvons donc dans la difficulté de définir la vérité. Car nous n’avons accès qu’à une représentation des choses en soi (Kant) et notre inconscient provoque bien des interprétations (Freud).
Néanmoins, la définition du mensonge serait de dire des choses pour tromper quelqu’un avec intention de nuire.
Cela nous libère de bien des mensonges que l’on fait sans vouloir nuire…
Le mensonge véritable est le mensonge proféré de façon délibérée qui installe dans l’âme de celui que l’on trompe l’ignorance et l’erreur : « Le mensonge véritable, c’est-à-dire l’ignorance en son âme de celui qu’on a trompé »
Dans sa maturité, Cicéron a introduit dans ses œuvres la notion d’humanisme : un lien de nature unit tous les hommes et fait qu’ils sont frères. C’est au nom de cet humanisme qu’en 43 avant J.-C., il admet dans le Pro Ligario, que l’on puisse se servir du mensonge pour sauver une vie humaine : voulant obtenir la clémence de César en faveur de Ligarius, accusé de s’être rendu en Afrique pour prendre les armes contre César, Cicéron cherche à convaincre ce dernier du contraire et trouve inhumain qu’un autre puisse dénoncer son mensonge : « Si nous pouvions persuader César que Ligarius ne parut jamais en Afrique ; si nous voulions, à l’aide d’un mensonge excusé par l’honneur et dicté par l’humanité, sauver un citoyen malheureux, il serait atroce, dans une telle circonstance, de réfuter et de détruire notre mensonge »
La position de Cicéron par rapport au mensonge a varié : d’une condamnation catégorique, il est passé à une appréciation plus nuancée : tout en admettant que le mensonge puisse être utilisé pour faire du bien à autrui, il le récuse quand il doit servir à des fins personnelles. C’est pourquoi à l’égoïsme de Diogène de Babylone, il préfère l’altruisme d’Antipater qui, au nom de la loi de nature qui unit tous les hommes, fait prévaloir l’intérêt commun : « Que ton utilité soit l’utilité commune, et réciproquement que l’intérêt de tous soit le tien »
La polémique Benjamin Constant – Kant en 1797
Constant affirme :
« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible […]. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui. »
La réponse de Kant : « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797)
Dans ce texte, Kant refuse tout droit de mensonge envers soi et envers autrui et assigne à tout homme, sans exception et en toute occasion, un devoir de dire ce qu’il croit être la vérité.
Il réfute les trois arguments de Constant :
1) Par définition, un devoir moral est un impératif catégorique, inconditionné, absolu, qui vaut pour tous les cas sans exception, en vertu de la loi morale qu’énonce notre raison. La loi morale est une voix d’airain qui parle en nous a priori, c’est-à-dire avant tout événement et indépendamment de tout fait. C’est parce que la source rationnelle du devoir est pure (indépendante de toute expérience) que le devoir vaut universellement et nécessairement pour tout homme. Par principe, par essence, un devoir, quel qu’en soit le contenu, commande absolument et sans exception. Faire son devoir plus ou moins, avec une certaine latitude, en l’adaptant aux circonstances, en l’atténuant — voire en le contournant, selon les cas —, n’a aucun sens ; c’est même contradictoire avec le type d’impératif, de loi, de commandement, d’obligation absolus qu’implique le devoir. En son exigence d’universalité et de nécessité, la morale échappe à toute casuistique, à toute étude de cas fondée sur l’expérience.
2) Il n’y a pas de réciprocité systématique entre droit et devoir. Il peut y avoir un devoir chez l’un sans qu’il y ait de droit symétrique chez l’autre. Le concept de devoir n’englobe pas en lui-même le concept réciproque de droit.
3) Si la vérité est objet de devoir, elle est due à et par tout homme. On ne saurait diviser arbitrairement l’humanité en deux parties : celle qui a droit au vrai et à l’égard de laquelle seule j’ai un devoir de vérité ; celle qui n’a pas droit au vrai et à l’égard de laquelle j’ai un droit de mentir.
Kant creuse le sillon des principes.» Eil démontre l’impossibilité d’admettre un droit de mentir : même si la vie d’un ami est en jeu, la vérité est un impératif catégorique, sans quoi on devient comptable de son mensonge, engageant sa responsabilité morale et juridique. Inversement, dire la vérité nous délie de toute responsabilité.
Les conclusions de Kant sont devenues problématiques après la Seconde Guerre mondiale, où beaucoup ont eu la vie sauve grâce aux mensonges de logeurs courageux. Avec la règle qu’il énonce dans ce court texte, Kant fait figure de pur esprit loin de la réalité du monde. Cependant Kant est assez réaliste pour savoir que dans les faits, tout le monde ment, et les politiques encore plus que d’autres.
Kant est c inflexible quand il raisonne a priori : pour lui, impossible de concevoir en théorie des exceptions à l’exigence de vérité, car toute justification a priori prévenant que l’on se montrera compréhensif deviendrait une autorisation tacite. A posteriori Kant se fait plus pragmatique et conçoit que les mensonges comme d’autres formes de désobéissance à la loi trouvent des justifications qui en atténueront la gravité.
Les citations :
- Une excuse est un mensonge fardé. Jonathan Swift
- Plus le mensonge est gros, plus il passe. Joseph Goebbels
- Personne n’est plus détesté que celui qui dit la vérité. Platon
Le paradoxe du menteur :
« Actuellement je mens ». Impossible de déterminer si c’est vrai ou faux.
1) la personne dit la vérité : elle ment. Mais dans ce cas, elle ne ment pas, elle est en train de dire la vérité (qu’elle ment ».
2) La personne ment. Dans ce cas cela voudrait dire qu’elle ne ment pas, qu’elle est en train de dire la vérité, ce qui n’est pas le cas puisqu’elle ment.
Bibliographie :
- L’adversaire d’Emmanuel Carrière. L’histoire de Jean-Claude Romand, mythomane et assassin.
- Saint-Germain ou la négociation – 1958 – Francis Walder – Mentir pour manipuler ses adversaires. « La vérité n’est pas le contraire du mensonge, trahir n’est pas le contraire de servir, haïr n’est pas le contraire d’aimer, confiance n’est pas contraire de méfiance ni droiture de fausseté. »
Nous animons des Café Philo une fois par mois à Neuilly-Plaisance.
Durée 1h30